À quelques heures de la présentation du budget national par le ministre des Finances, Fabrice Boullé, directeur de la Turbine, incubateur et accélérateur d’entreprises du groupe ENL et aussi Partner à Compass, fonds de capital-risque du même groupe, nous donne son point de vue sur l’ambition de Maurice à devenir une île innovante.
Innovation. Voilà un terme qui est très en vogue depuis quelque temps. Qu’entendez-vous par ce terme ?
« L’innovation se définit comme une nouveauté : nouveaux produits de consommation, nouvelles méthodes de production et de transports, nouveaux marchés et nouveaux types d’organisation industrielle qui répondent à une demande réelle des clients. Si l’innovation est dans tous les esprits, c’est probablement parce que notre pays doit impérativement relancer la croissance économique nationale. Et comme le dit si bien Schumpeter, cela ne peut se faire sans innovation. Encore que toutes les innovations n’ont pas le même impact sur la croissance. Seule l’innovation de rupture peut bouleverser le statut quo économique de sorte à relancer le cycle, car elle entraîne dans son sillage d’autres innovations dans des secteurs voisins. Ainsi, de proche en proche les entrepreneurs vont innover chacun à leur tour, mettant en difficulté les activités qui ne sont plus compétitives aux yeux des acheteurs.»
La sensation d’urgence que provoque toute mention d’innovation peut laisser à penser que les Mauriciens ne sont pas innovants. Qu’en pensez-vous?
« Nous, Mauriciens, avons un ADN d’entrepreneur et tout entrepreneur est innovant dans l’âme. Nous avons osé dans le secteur du textile, de l’hôtellerie et des services financiers, par exemple. Nous avons su, avec ingéniosité, adopter et adapter les idées, les technologies et les savoir-faire d’ailleurs à nos contraintes insulaires. Et à chaque fois, ces initiatives ont déclenché des cercles vertueux de création de valeurs. C’est ainsi que nous avons réussi dans le passé des taux de croissance qui ont fait l’admiration de la communauté internationale. Cependant, nous devons bien admettre que depuis quelque temps, l’île Maurice a du mal à se réinventer et à relancer le cycle de la croissance nationale. Pour y parvenir, nous devons envisager l’avenir autrement. Il nous faut, ensemble, oser l’innovation de rupture. »
Quelles sont les ambitions de cette innovation de rupture et où est-ce qu’elle nous mènerait ?
« L’ambition est de contribuer à faire de Maurice un pays à haut revenu avec un faible taux de chômage et où les inégalités sociales auront diminué. Oser l’innovation de rupture à Maurice nous protégera contre les menaces économiques externes. Intégrer les nouvelles technologies dans nos business model nous permettra d’être compétitifs par rapport à nos concurrents internationaux. Améliorer nos offres de produits et services, nous permettra de révéler de nouvelles avenues de croissance locales et internationales.
L’innovation pourrait prendre plusieurs formes, mais fondamentalement, ce serait de digitaliser nos secteurs d’activité, de remodeler nos modèles d’affaires, d’offrir de nouveaux produits et services, de se lancer dans des nouvelles industries… Pour y parvenir, il va nous falloir y aller sans retenue, avec des tests concrets et mesurés, et une stratégie audacieuse. En collaborant, nous déclencherons alors cette réaction en chaîne, libérant un processus de destruction créatrice qui transformera la société mauricienne.»
Depuis la création de la Turbine en 2016, vous êtes au plus près des entrepreneurs et start-uppers mauriciens. Diriez-vous que l’écosystème mauricien de l’entrepreneuriat favorise l’innovation ?
« L’écosystème des start-ups et de l’innovation à Maurice bouillonne d’une vraie énergie créatrice. 32 projets sont déjà incubés à ce jour et plus de 50 projets additionnels ont été retenus par le Mauritius Research and Innovation Council (MRIC). Nous avons un évènement sur l’innovation par semaine rassemblant des communautés de start-uppers fraîchement constituées. Les co-working spaces, lieux de collaboration et d’émulation, se remplissent rapidement. Les entrepreneurs à l’écoute des besoins de leurs clients veulent se lancer, ils veulent essayer des idées nouvelles, mettre à l’épreuve des concepts qui ont marché ailleurs. Cette effervescence est nourrie par la révolution technologique qui balaie le monde et qui atteint nos côtes de plus en plus rapidement. Elle est aussi encouragée par l’émergence d’un écosystème de lancement qui permet aux entrepreneurs de donner corps à leurs idées et concepts de manière professionnelle.
Turbine est une actrice de premier plan, proposant aux entrepreneurs de la formation sur le « Lean Start-up Model », de l’accompagnement hebdomadaire et même un accès au financement en capital à travers ses programmes d’incubation et d’accélération d’entreprises. Nous avons touché plusieurs centaines d’entrepreneurs dans l’âme et aussi dans les faits -soit, ceux qui ont déjà franchi le pas et ont lancé leurs propres entreprises – avec nos programmes de formation, de sensibilisation, d’ouverture et d’accompagnement. Nous sommes bien placés pour dire que l’innovation à Maurice est freinée par un environnement fait de lourdeurs bureaucratiques, d’un déficit de compétences, d’un manque de confiance des acteurs économiques majeurs, de difficultés d’accès au financement et aux marchés, de réticences à s’ouvrir aux talents et idées venus d’ailleurs…»
Qu’est-ce qu’il faudra absolument changer, et sans trop tarder, pour que Maurice devienne une île innovante ?
« Les besoins les plus urgents des start-ups se résument en 5C : clients, compétences, capital, collaboration et compétitivité. Elles ont besoin que s’instaurent à Maurice un cadre, une culture et une confiance qui facilitent leur accès à ces cinq facteurs desquels dépend leur émergence. Évidemment, chacun de ces cinq facteurs représente un immense chantier en soi. Nous estimons toutefois que si, pour commencer, les décideurs politiques agissent sur les points suivants, nous aurons installé une bonne base :
Généraliser le paiement en ligne : amener son produit ou son service aux clients suivant les circuits traditionnels demande un investissement que la start-up ne peut souvent pas se permettre. L’e-commerce est une réelle alternative. Il est en soi un terrain d’innovation. Mais si aujourd’hui, l’entrepreneur mauricien veut se lancer, il va être vite confronté à un choix limité de prestataires et à un coût prohibitif des transactions en ligne.
Faciliter le crowdfunding et l’Angel Investment : les sources de financement traditionnelles sont rigides et chères et de fait, hors d’atteinte. Nous demandons à ce que l’entrepreneur puisse lever du capital directement auprès du public. Il faudrait pour cela que l’État introduise un cadre propice et encourageant.
Accorder des visas gratuits aux innovateurs et start-uppers : vu l’exiguïté du territoire mauricien, il est absolument impératif que notre pays s’ouvre au monde et attire vers ses côtes des compétences capables d’apporter un souffle nouveau. Des talents expérimentés qui, tout en apportant aux grandes entreprises les solutions dont elles ont besoin, transmettront les méthodes et compétences de lancement de start-up ;
Renforcer la protection de la propriété intellectuelle : notre pays devra pouvoir donner l’assurance aux innovateurs d’ici et d’ailleurs opérant sur son territoire qu’il est capable de protéger leurs avantages compétitifs. Ceci est une condition sine qua non à leur arrivée ici.
Encourager les grandes entreprises à collaborer avec les start-ups : les start-ups sont agiles, créatives, compétentes. Les grandes entreprises, publiques aussi bien que privées, sont, elles, confrontées à de vrais défis qui demandent des solutions. Il est impératif que ces deux parties trouvent un terrain d’entente, de confiance et de collaboration.»
Vous vous attendez à ce que le prochain budget agrée à vos demandes ?
« Nous avons réfléchi à la problématique de l’innovation à Maurice avec d’autres acteurs qui, tout comme Turbine, sont engagés dans la promotion et dans l’accompagnement des start-ups d’innovation ainsi qu’avec des entrepreneurs eux-mêmes. Je dirai donc que ce sont là les attentes du secteur de l’innovation et des start-ups. Nous les avons communiqués au ministre des Finances à travers Business Mauritius dans le cadre des consultations pré-budgétaires. Nous saurons dans quelques jours si nous avons été entendus.»